Ils apparaissent, le visage pâle, à la seule lueur des bougies et à quelques pas à peine de l’audience. Les comédiens de la Compagnie Oghma émergent doucement du brouillard pour donner vie aux malheurs d’Amphitryon, tels que décrits par Molière…
La pièce, loin d’être la plus célèbre des œuvres du dramaturge, narre les aventures mythiques du père adoptif d’Hercules, figure éminente de la noblesse grecque. Comme toujours avec Molière, le texte est brillant et demeure actuel à bien des égards puisqu’il traite notamment de l’impunité du pouvoir ou de la place de la femme.
Cependant, ce qui fait toute la force de cette interprétation, c’est l’originalité de sa lecture autant que de sa mise en scène : après avoir joué Les Plaideurs, unique comédie de Racine, Charles di Meglio et sa troupe empruntent presque à la tragédie pour l’Amphitryon de Molière. Le résultat est surprenant, déconcertant, un peu intimidant peut-être. Et surtout très réussi.
La pièce s’ouvre sur le personnage de Sosie, le valet, à qui Amphitryon a confié une simple mission : avertir son épouse, Alcmène, de ses succès militaires et de son retour prochain à ses côtés. Alors qu’il brave la nuit malgré son angoisse, Sosie réfléchit à la meilleure façon de délivrer le message.
Cela donne lieu à une tirade pittoresque dans laquelle le domestique se donne lui-même la réplique incarnant tantôt son rôle, tantôt celui d’Alcmène, engendrant plus d’un fou rire dans l’audience. « Toute la part de comédie pure et dure est laissée aux valets », confirment les comédiens. C’est en partie ce qui fait le cachet de la pièce : « à l’époque, Amphitryon faisait beaucoup rire, les gens venaient voir un cocu… alors que dans notre mise en scène, cet aspect-là relève presque de l’anecdote. Le personnage est traité sur le modèle tragique ». Et pour cause !
Le récit d’Amphitryon, c’est l’histoire – humiliante pour certains des personnages – de dieux venus se jouer des mortels. Dans la pièce, cela se traduit par une impressionnante composition en miroir avec d’un côté les humains, Sosie et Amphitryon et de l’autre les dieux qui prennent leur apparence, Mercure et Jupiter. « On retrouve également ce miroir du côté des couples avec Sosie-Cléanthis ainsi que Amphitryon-Alcmène, mais également dans toute la construction de la pièce avec une opposition entre les maîtres – qui battent – et les valets », le tout illustré à l’aide d’une mise en scène très efficace : entre les costumes et le maquillage, les comédiens se transforment littéralement, donnant vie à l’illusion.
En vérité, il ne faut que quelques secondes à l’assistance avant d’être harponnée et agréablement captive pour le reste du spectacle. Contrairement à une majorité des compagnies françaises, la Compagnie Oghma – fondée en 2006 par Charles di Meglio – donne dans le théâtre dit « baroque ».
« Pour faire simple, c’est le théâtre tel qu’on peut penser aujourd’hui qu’il était pratiqué au XVIIème siècle », renseigne Charles di Meglio en coulisse, avant la représentation, le visage fardé de blanc. « Ca implique une prononciation de rigueur, un maquillage très pâle comme à l’époque », ce qui vient mettre en valeur les yeux ainsi que les expressions, drôles ou tristes mais toujours très fortes, des comédiens sur scène. La lumière tamisée des bougies et le caractère intimiste de ce petit théâtre viennent renforcer cet effet de mise en scène, lui conférant un caractère parfois impressionnant, non sans rappeler subtilement le rang des personnages.
Autre caractéristique propre au baroque, le (désormais) très célèbre « quatrième mur » n’existe pas : sa création datant de la fin du XVIIIème siècle, c’est une « ineptie » dans le théâtre baroque, estiment les comédiens de la Compagnie Oghma. Ici, tout est joué pour le public pour que l’émotion prime chez lui et non pas chez le comédien « c’est une démarche de partage, qui rapproche nécessairement du public : on ne représente pas, on présente », souligne Charles di Meglio. Sur scène, à aucun moment les comédiens n’échangent un regard. Toute leur attention est portée à l’audience qui a l’air enchantée, ravie.
Sans en dire trop et gâcher la surprise, force est de reconnaître la qualité de jeu des acteurs à l’affiche : Ulysse Robin incarne le personnage éponyme avec toute la dignité – parfois désespérée – qui sied à Amphitryon ; Pauline Briand grime une Alcmène tour à tour folle d’amour puis de rage, séduite par Joseph de Bony qui campe Jupiter, sosie et rival d’Amphitryon. Le duo Mercure-Sosie, probablement le plus drôle de la pièce est brossé par Valentin Besson et Charles di Meglio. Tous deux échangent régulièrement quelques lignes parmi les plus amusantes avec Manuel Weber, dans le rôle de Cléanthis. Enfin, Romaric Olarte brosse les portraits de tous les capitaines thébains de la pièce.
Les longues tirades, presque raciniennes, écrites par Molière couplées au style baroque permettent aux comédiens de jouer la musique et le rythme du texte tel qu’il était pensé par l’auteur… et de ramener le spectateur près de quatre siècles en arrière. Une prouesse à entendre, ré-entendre et écouter de nouveau ne serait-ce que pour le dépaysement sans pareil qu’elle apporte.
Rappelons également que la Compagnie Oghma est l’une des rares à pratiquer et mettre en scène ce type de théâtre à la fois ancien et récent. A Paris, elle est d’ailleurs la seule actuellement, ce qui semble avoir conquis le cœur de l’auditoire à en croire les critiques. En plus de constituer une très agréable façon de passer la soirée, le baroque c’est un peu un moyen de remettre l’humain et le texte au cœur du théâtre. Une raison de plus, s’il en fallait encore, de (re)découvrir Amphitryon.
La Compagnie Oghma présente une nouvelle pièce, Les Fables, de Jean de La Fontaine, au Théo Théâtre (20 rue Théodore Deck) du 13 janvier au 24 mars 2018.
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